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Concession de services : focus sur quelques jurisprudences récentes sur les biens de retour versus biens de reprise  

Publié le 6 juin 2024

Cette semaine, nous nous intéressons à un volet important du contrat de concession/délégation de service public qui alimente de nombreux contentieux  : les biens de reprise et les biens de retour. Les affaires en exemple ci-dessous, permettent de passer en revue des principaux facteurs mis en relief par les jugements récents des tribunaux administratifs, les arrêts rendus par les cours d’appel administratives et le Conseil d’Etat.

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Préambule

Pour rappel, selon l’article L.3132- 4 du CCP, ces deux notions sont bien distinctes : 

  • Les biens de retour sont parmi les biens, meubles ou immeubles, créés ou acquis par le concessionnaire, ceux qui sont nécessaires au service public.  
  • Les biens de reprises sont les biens utiles au service public mais ne sont pas nécessaires ou indispensables au fonctionnement du service public.  

Ces deux notions sont à l’origine de litiges entre l’autorité concédante et le concessionnaire. Le juge administratif a fait évoluer sa jurisprudence sur la notion des biens de retour à l’issue d’un contrat de délégation de service public, notamment dans le contexte suivant :  

  • un arrêt socle de la Compagnie du Gaz de Castelsarrasin du 9 décembre 1898  
  • la décision de l’Assemblée du 21 décembre 2012, Commune de Douai n°342788, 
  • et plus récemment l’arrêt de Section du 29 juin 2018, Communauté de communes de la Vallée Ubaye n°402251. 

Pour cet article, nous avons retenu quatre affaires utiles pour les Epl en contrat de concession de services. Les griefs mis en avant portent principalement sur : l’enrichissement sans cause de la personne publique, la libéralité consentie par la personne publique, la valorisation imprécise des investissements non amortis, la continuité du service public, urgence et utilité d’un référé mesures utiles, le pouvoir d’injonction du juge et le droit d’indemnisation du concessionnaire. 

1/ Affaire Société SFR Fibre sas c/ Communauté d’agglomération Pau-Béarn-Pyrénées : le principe du retour gratuit des biens et ses exceptions 

Dans ce premier cas, la société SFR Fibre avait signé, en 1989 avec la commune de Pau une convention pour établir et exploiter un réseau câblé de vidéocommunication sur son territoire. Au terme de la convention, le 30 juin 2021, la commune exige le retour gratuit des câbles. De son côté, la société SFR Fibre réclame une indemnité de biens de retour sur la base des investissements non amortis.  

Le tribunal administratif de Pau dans un jugement inédit du 23 février 2024, n°2103166 a rappelé le principe de « la remise gratuite des biens » à la commune à la fin de la concession (principe consacré par l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat précité, Commune de Douai du 21 décembre 2012). Le concessionnaire peut être amené à demander une indemnisation pour les investissements réalisés dans deux cas ;  

  • Soit « lorsque l’amortissement de ces biens a été calculé sur la base d’une durée d’utilisation inférieure à la durée du contrat » ; 
  • Soit en cas de résiliation de la convention « dans le cas où leur durée d’utilisation était supérieure à la durée du contrat ». 

Notons que, dans chacun des cas, le montant de l’indemnisation n’est pas le même. Dans le premier cas, elle est égale à la valeur nette comptable inscrite au bilan et dans le second cas à la valeur nette comptable qui résulterait de l’amortissement de ces biens sur la durée du contrat 

Dans cette affaire, l’inventaire produit par SFR n’est pas précis et ne contenait pas suffisamment d’éléments sur les investissements pour permettre au juge de trancher sur la valeur non amortie : « l’inventaire ne permet pas d’établir quels sont les biens de retours acquis et par voie de conséquence de fixer le montant de l’indemnité due au concessionnaire ». 

L’imprécision de l’inventaire a conduit le juge à débouter la demande de la société SFR Fibre ne lui donnant pas suffisamment d’éléments pour trancher. La collectivité a alors bénéficié des biens de retour à titre gratuit. 

Recommandation : au moment de la signature du contrat, bien définir ce qui représente des biens de retour et les biens de reprise. Etablir un inventaire précis des biens concernés, de leurs valeurs ainsi les modalités des indemnités sur la base de la valeur nette comptable ou de la valeur réelle. 

2/  Affaire Société Culturespaces c/ la Commune de Nîmes : la notion d’ordre public des biens de retour et le pouvoir d’injonction du juge  

La particularité de cet arrêt était la mobilisation du référé, mesures utiles par la commune de Nîmes, afin de demander au juge d’utiliser son pouvoir d’injonction pour exiger le retour des biens indispensables au fonctionnement du service public. L’affaire concerne la Société Culturespaces exploitante culturel et touristique des monuments romans de la ville de Nîmes qui assure l’animation culturelle, la communication et la valorisation des arènes depuis 2012. A la fin de la concession, la Société refusait de remettre à la commune des biens matériels et immatériels inhérents à la concession dont notamment le film relatif à la maison carrée, les contenus numériques liés aux pages des réseaux sociaux, et les décors des Grands jeux romains.  

La Commune ayant tenté de mobiliser le référé mesures utiles pour obtenir restitution des biens et pour condamner le concessionnaire à une astreinte par jour de retard en cas de refus de remise, le tribunal administratif de Nîmes par une ordonnance n° 2103537 rendue le 13 décembre 2021 avait rejeté sa demande. La commune de Nîmes a alors saisi le Conseil d’Etat qui devait à l’occasion de cette affaire vérifier si les conditions d’urgence et d’utilité sont bien remplies. 

Aussi, par un arrêt rendu le 16 mai 2022, n°459904, la haute juridiction rappelle, qu’a priori, elle ne peut enjoindre le contractant de l’administration à se conformer à une obligation de faire que dans un cas d’urgence et dans un souci d’assurer la continuité du service public 

Le Conseil d’Etat rappelle aussi le principe selon lequel « les investissements correspondant à la création ou à l’acquisition des biens nécessaires au fonctionnement du service public, l’ensemble de ces biens, meubles ou immeubles, appartient, dans le silence de la convention, dès leur réalisation ou leur acquisition à la personne publique » et ajoute que « le contrat ne peut, […], faire obstacle au retour gratuit de ces biens à la personne publique en fin de concession ». La Conseil d’Etat annule donc l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nîmes qui a commis une erreur de droit en considérant que les stipulations contractuelles peuvent faire obstacle au retour gratuit des biens et pour abstention d’avoir cherché si les biens litigieux sont nécessaires au fonctionnement du service public. 

Le Conseil d’Etat considère en premier lieu que le film de la Maison Carrée doit faire l’objet d’un retour immédiat à la commune pour permettre au nouveau concessionnaire d’assurer la continuité du service public. En second lieu, il considère que la commercialisation et la communication sur les pages de réseaux sociaux contribuent à la promotion touristique, constituant un élément important de valorisation des monuments et de ce fait les caractères d’urgences et d’utilité sont réunis. En complément, les décors réalisés par la Société Culturespaces en dépit des stipulations contractuelles sur les biens de retour et de l’apposition d‘une marque, doivent faire retour gratuit à la commune en application des règles relatives aux biens de retour. 

In fine, il enjoint à la Société Culturespaces la restitution gratuite des biens litigieux sous astreinte pour tout retard dépassant les quinze jours fixés.  

En conclusion dans cette affaire, le Conseil d’Etat avait érigé depuis 2012, la notion des biens de retour en notion d’ordre public, de façon que ni l’autorité concédante ni le concessionnaire ne puissent aménager autrement dans les stipulations contractuelles la qualification des biens de retour ou biens de reprise de façon à : convenir à chacun ses intérêts, nuire à l’intérêt général et menacer la continuité du service public. Au cas où le juge serait saisi d’un litige concernant les biens matériels ou immatériels d’une concession de service public, il n’est pas lié par la qualification prévue dans l’inventaire. Le raisonnement sur les biens litigieux porte donc sur les notions « nécessaires et indispensables au bon fonctionnement du service public ». 

3/ Affaire des remontées mécaniques : la Société SARL Frères Couttolenc contre la communauté de commune de la vallée de l’Ubaye : le sort des biens appartenant au concessionnaire antérieurement à la concession 

Ce litige a permis au juge de se positionner sur une question assez pertinente concernant les biens acquis par le concessionnaire avant la conclusion de la concession de service public.  

La société SARL Frères Couttolenc exploite les remontées mécaniques et aménage le domaine skiable en vertu d’une concession de service public conclu avec la communauté de commune de la vallée d’Ubaye (CCVU) depuis 1998.  

A l’expiration de la concession en 2013 et l’inaboutissement d’une procédure de mise en concurrence, la CCVU décide de reprendre en régie le service public et exige le retour gratuit des biens, dont les remontées mécaniques.  

La Société Frères Couttolenc en contrepartie demande l’indemnisation pour la perte de propriété de ses biens, indispensables au fonctionnement du service public.  

Les deux parties aboutissent en 2013 à un accord amiable sur la valeur de l’indemnisation et le conseil communautaire délibère en approuvant cette indemnité pour rachat des biens à la hauteur de 2 000 000 euros hors taxe à verser pour la Société SARL Frères Couttolenc. 

Le préfet des Alpes-de-Haute-Provence saisit le tribunal administratif de Marseille pour obtenir l’annulation des délibérations litigieuses tendant d’une part à la reprise des remontées mécaniques et de l’autre part à approuver l’indemnisation du concessionnaire sortant. Débouté, il interjette en appel devant la cour administrative d’appel de Marseille qui lui donne satisfaction partielle, dans un arrêt du 9 juin 2016 et annule une partie de la délibération. Insatisfait, le ministre de l’Intérieur se pourvoit en cassation devant le Conseil d’Etat pour contester ces délibérations et demander l’annulation de l’accord-cadre conclu entre la CCVU et la Société SARL Frères Couttolenc.  

  • Le positionnement du juge national : ministre de l’Intérieur contre la communauté de commune de la vallée d’Ubaye : 

Dans un arrêt de section du CE du 29 juin 2018 n°402251, la haute juridiction censure l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille rendu le 9 juin 2016 qui avait commis une erreur de droit en retenant que les biens, indispensables au fonctionnement du service public, n’ont pas été transférés au patrimoine de la communauté dès la conclusion de la concession et du seul fait de leur affectation à un service public. Ils seraient donc régis par les règles applicables aux biens de retour et le concessionnaire peut obtenir une indemnisation égale à la valeur vénale. Le Conseil d’Etat donne suite sur les demandes du préfet et donc du ministre de l’Intérieur et renvoie l’affaire à la cour administrative d’appel de Marseille. 

Le Conseil d’Etat, in fine, constate que le concessionnaire est en droit, du fait du retour au patrimoine de la commune, de demander une indemnité égale à la valeur vénale des biens et surtout prononce l’annulation des délibérations de juillet 2014 et de novembre 2013 qui ont fixé les conditions de rachat des remontées par la commune. 

Ainsi, les biens acquis antérieurement à la concession constituent un autre tempérament au principe du retour gratuit des biens. 

Après renvoi à la cour d’appel de Marseille dans un arrêt du 16 décembre 2019, la cour réaffirme le principe que la société requérante peut obtenir une indemnisation des biens acquis avant la concession pour la valeur non amortie et annule le jugement du tribunal administratif de 2015 et donc les délibérations de 2014 signés par la CCVU en ce qu’elles « n’ont pu légalement approuver les termes du protocole d’accord envisagé par les parties, stipulant le rachat des biens en cause au prix de leur valeur vénale résiduelle (…) » 

Perdante, la Société SARL Frères Couttolenc saisissent les juridictions européennes : 

  •  Le positionnement du juge européen :  

La Cour européenne des droits de l’Homme fut saisie de cette affaire, par la société exploitante alléguant une atteinte grave de son droit de propriété sur le fondement de l’article 1er du protocole n°1. 

La Cour dans un premier temps, rappelle la jurisprudence du Conseil d’Etat, d’Assemblée du 21 décembre 2012, Commune de n° 342788, elle reprend aussi les propos des arrêts du Conseil d’Etat de juin 2018 et de la cour administrative d’appel de décembre 2019 qui précisent « lorsque le cocontractant de l’administration était, antérieurement à la passation de la concession de service public, propriétaire de biens qu’il a, en acceptant de conclure la convention, affectés au fonctionnement du service public et qui sont nécessaires à celui-ci » et « qu’une telle mise à disposition emporte le transfert des biens dans le patrimoine de la personne publique ». Le juge européen a pu donc conclure que « que les biens litigieux, dont la société requérante était propriétaire avant la conclusion du contrat de délégation de service public du 28 décembre 1998, ont été transférés à cette date dans le patrimoine de la CCVU ». (§ 52 et 53). 

Dans un second temps, concernant les demandes en indemnité, la Cour européenne précise que si à la fin d’une concession il s’avère qu’un déséquilibre financier est constaté et que ce dernier cause un préjudice au concessionnaire du fait de l’application du principe du retour gratuit des biens à la personne publique, les deux parties peuvent toujours rectifier le déséquilibre (§75 et 76 de l’arrêt).  

Sur la demande principale contestant la légalité de l’ingérence du droit de propriété que soulevait la société requérante, la Cour a conclu que « que cette ingérence était raisonnablement proportionnée à ce but ». Dans ce cas, l’intérêt général assuré par le service public des remontées mécaniques justifie la reprise gratuite des biens affectés au bon fonctionnement de celui-ci (§81).  

En conclusion, la Cour européenne des Droits de l’Homme dans son jugement du 5 octobre 2023, requête n°24300/20, ne fait pas suite à l’allégation d’ingérence contesté par la Société SARL Frères Couttolenc.  

Recommandation : Le concessionnaire propriétaire des biens qui entrent dans le champ d’une nouvelle concession de service public, doit anticiper une éventuelle perte de la propriété si ces biens s’avèrent indispensables au bon fonctionnement du service public. Il pourrait notamment exiger une indemnisation dont la valeur diffère en fonction de la durée du contrat, de la date de conception des biens en question, totalement ou partiellement amortis avant la fin de la concession (ou même de la signature de celle-ci), et surtout de l’évolution de leur valeur marchande. 

Article rédigé avec l’aide de Christelle Ahmarani, stagiaire à la direction animation et développement de la FedEpl 

Par Laure LACHAISE-TILLIE
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