menu

Dérogation « espèces protégées » : entre stabilisation et incertitudes

Publié le 13 décembre 2024

Multiplication des présomptions légales d’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur, interprétation incessante de la jurisprudence, pratiques de certains bureaux d’études, articulation avec la police ICPE… la dérogation « espèces protégés » n’a pas fini de faire parler d’elle. Or elle se trouve au cœur de nombreux contentieux portant sur des projets d’aménagement. Xavier de Lesquen, avocat associé, et Clothilde Repeta, avocate, du cabinet Lacourte Raquin Tatar, donnent d’utiles clés de lecture, outre des conseils avisés, aux porteurs de projet afin qu’ils puissent garder le cap et mener à bon port leurs opérations.

Logo cadre de ville
Article proposé par Cadre de Ville, dans le cadre d’un partenariat éditorial avec la FedEpl.

Cadre de Ville – En quoi la dérogation « espèces protégées » est-elle singulière ?
Xavier de Lesquen et Clothilde Repeta – C’est vrai que la dérogation « espèces protégées » dans notre corpus législatif peut étonner, car on est plus habitué à la notion d’autorisation administrative, à obtenir préalablement à la réalisation du projet, dont la vocation est de vérifier que ce dernier est conforme à une règlementation (permis de construire, autorisation ICPE, autorisation de défrichement…). Or la particularité de cette dérogation est qu’elle s’insère dans un régime d’interdiction.

C’est donc une autorisation inversée, qui donne la possibilité de déroger à l’interdiction générale de ne pas porter atteinte à un certain nombre d’espèces animales et végétales, et à leurs habitats (articles L. 411-1 et suivants du code de l’environnement), en prévoyant la possibilité de s’en affranchir dans des conditions strictes, et soumises à une décision préalable du préfet.

CdeV – Pouvez-vous nous rappeler les trois conditions nécessaires à l’octroi de cette dérogation ? 
X de L et CR – Elles sont fixées à l’article L. 411-2 du code de l’environnement.

Hors situations particulières prévues par ce texte, le projet doit répondre à des raisons impératives d’intérêt public majeur (RIIPM), y compris de nature sociale ou économique (il s’agit d’une condition d’entrée dans le régime de la dérogation). Par ailleurs, le pétitionnaire doit démontrer qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante (on ne peut pas réaliser le projet ailleurs ou différemment) et que le projet ne nuira pas au maintien des espèces, dans un état de conservation favorable, au sein de leur aire de répartition naturelle.

La première condition est la plus difficile à satisfaire, en particulier pour des projets privés, et c’est elle qui a fait l’objet de nombreuses décisions juridictionnelles ces dernières années.

Mais du fait du caractère cumulatif des conditions (les trois doivent être satisfaites), une dérogation peut être refusée ou annulée au motif que l’une des deux autres conditions n’est pas respectée. Il est donc important, dans un dossier de demande de dérogation, de justifier solidement le respect des trois conditions.

CdV – Que recouvre « la raison impérative d’intérêt public majeur », selon la jurisprudence récente ? 
X de L et CR – La portée de cette condition a été précisée, la première fois, par deux décisions successives rendues par le Conseil d’État, à l’occasion d’un litige portant sur la réalisation d’un projet de centre commercial et de loisirs dans l’agglomération toulousaine, puis confirmée par une décision rendue en matière de carrière (3 juin 2020, Société La Provençale, n°425395 https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000041958777/ et 30 décembre 2021, la Société Sablière, n° 439766 https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000044806166?init=true&page=1&query=439766&searchField=ALL&tab_selection=all).

Le juge précise que, pour satisfaire cette condition, la réalisation d’un projet doit être d’une importance telle qu’il puisse être mis en regard avec l’objectif de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage poursuivi par la législation, justifiant ainsi qu’il y soit dérogé.

Par conséquent, il ne suffit pas pour l’opérateur de rattacher son projet à un intérêt général, mais il lui appartient de montrer que le projet répond à un ensemble de motifs d’intérêt général d’une intensité telle qu’il est justifié de porter atteinte à la biodiversité.

Il s’agit donc d’une mise en balance de l’intérêt du projet et de l’objectif de préservation des espèces protégées sans qu’il soit tenu compte, à ce stade du raisonnement, de l’intensité de l’atteinte que ce projet porte aux espèces protégées et des mesures de réduction et de compensation qu’il prévoit.

CdV – Dans quels cas y a-t-il une présomption de raison impérative d’intérêt public majeur, la RIIPM ? 
X de L et CR – Poussé par l’évolution du droit de l’Union européenne et conscient de la rigueur du dispositif de la dérogation, le législateur a décidé de faciliter la reconnaissance de cette condition en créant un régime de présomption à l’article L. 411-2-1 du code de l’environnement.

À la faveur de la loi du 10 mars 2023 sur l’accélération de la production d’énergies renouvelables, ce régime de présomption a tout d’abord bénéficié à certains projets d’installations de production d’énergies renouvelables ou de stockage d’énergie, par renvoi à l’article L. 211-2-1 du code de l’énergie https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGIARTI000047296559/2023-03-12/.

Projets définis en tenant compte du type de source d’énergie renouvelable, de la puissance prévisionnelle totale ainsi que de la contribution à la programmation pluriannuelle de l’énergie arrêtée par le gouvernement.

La loi Industrie verte du 23 octobre 2023 a étendu la présomption aux projets industriels, qualifiés par décret de « projet d’intérêt national majeur » pour la transition écologique ou la souveraineté nationale (article L. 300-6-2 du code de l’urbanisme). C’est à l’occasion de ce décret que le pouvoir règlementaire a la faculté de faire bénéficier le projet de cette présomption : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGIARTI000048243262/2023-10-25/.

Comme son nom l’indique, une présomption n’emporte pas de façon systématique la satisfaction de la condition de la RIIPM. Il convient donc de se prémunir d’une argumentation faisant valoir, notamment en cas de contentieux, les raisons pour lesquelles, par exception, cette condition n’est pas satisfaite malgré la présomption.

A noter que le projet de loi de simplification de la vie économique prévoit d’étendre le périmètre de la procédure de qualification de projets d’intérêt national majeur (PINM) aux centres de données d’envergure (c’est-à-dire les data centers) qui revêtent une importance particulière pour la transition numérique, la transition écologique ou la souveraineté nationale : https://www.cadredeville.com/announces/2024/11/28/un-projet-de-loi-pour-une-nouvelle-cure-de-simplification-du-droit-de-l2019urbanisme.

CdV – Comment l’avis du Conseil d’État de 2022 a-t-il modifié les règles du jeu ? 
X de L et CR – La question qui se posait au Conseil d’État était de savoir si la dérogation s’imposait, dès lors qu’un projet est susceptible d’entraîner des atteintes à des espèces protégées.

Concrètement, si un projet d’immeuble, d’entrepôt, de data center ou d’infrastructure, risque de conduire à la destruction de spécimens d’espèces protégées, à leur perturbation (espèces animales) ou à leur arrachage (espèce végétales) ou encore à la destruction ou à la dégradation de leurs habitats, sa réalisation est-elle subordonnée à l’obtention de la dérogation espèces protégées ?

L’avis contentieux du 9 décembre 2022 (dit « avis Association Sud-Artois ») répond négativement : l’existence d’un risque ne conduit pas systématiquement à l’exigence de la dérogation : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000046732849.

C’est une solution favorable aux porteurs de projet. Ils doivent obtenir une dérogation uniquement « si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé ».

Le risque est apprécié en tenant compte des mesures d’évitement et de réduction prévues pour le projet, le juge précisant qu’il appartient à l’administration de s’assurer de leur effectivité. Pour le dire autrement, la nécessité de la dérogation s’apprécie au vu des impacts résiduels d’un projet, qui ne tiennent pas compte des mesures de compensation.

CdV – Quelle est l’étendue du contrôle exercé par le juge de cassation sur la notion de risque « suffisamment caractérisée » ?
X de L et CR – Par une récente décision du 6 novembre 2024 (n° 471372), le Conseil d’État, en sa qualité de juge de cassation, a décidé d’exercer un contrôle dit de « l’erreur de qualification juridique » sur l’appréciation par les juges du fond (les tribunaux et les cours) de l’existence d’un « risque suffisamment caractérisé » et donc de la nécessité d’une dérogation : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000050477649?init=true&page=1&query=471372&searchField=ALL&tab_selection=all.

C’est une question assez pointue de technique juridique, mais dont les conséquences pratiques sont non négligeables : le Conseil d’État décide ainsi de ne pas laisser cette question à l’appréciation souveraine des juges du fond et donc de ne pas limiter son contrôle à la seule dénaturation.

Cette décision traduit la volonté du Conseil d’État de piloter de façon assez fine la mise en œuvre du critère d’un « risque suffisamment caractérisé » pour unifier sa jurisprudence.

CdV – Pourquoi certains bureaux d’études techniques incitent les pétitionnaires à demander une dérogation, là où elle ne serait pas nécessaire ?
X de L et CR – Cela fait longtemps que les bureaux d’étude accompagnent les opérateurs sur les questions de biodiversité. Or, il faut bien reconnaître que, jusqu’au début des années 2010, le dispositif légal de préservation des espèces protégées était peu connu, et appliqué de manière assez libérale par l’administration. En bref, il était assez facile d’obtenir la dérogation.

Ce n’est qu’à la fin des années 2010 que le Conseil d’État s’est véritablement emparé de cette législation, ce qui l’a conduit a rappelé le caractère strict des interdictions qu’elle comporte et le caractère restrictif de la dérogation. Sa jurisprudence a d’ailleurs conduit les juges du fond à annuler de nombreuses dérogations délivrées par les préfectures.

Par ailleurs, il faut bien reconnaître que l’avis contentieux « Association Sud-Artois » oblige désormais les bureaux d’études à prendre position sur l’intensité de l’impact brut d’un projet, sur l’effectivité des mesures d’évitement et de réduction et sur l’impact résiduel du projet, et finalement à se prononcer sur la question de savoir si le risque est « suffisamment caractérisé ». C’est évidemment plus difficile que d’en rester à l’existence d’un risque.

Enfin, la méthodologie de l’appréciation du risque suffisamment caractérisé reste à préciser. Notamment, on voit apparaître dans la doctrine de l’administration et dans certaines décisions du juge, et également du Conseil d’État (par exemple, 18 novembre 2024, n° 487701 https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000050591113?init=true&isAdvancedResult=true&page=1&pageSize=10&query=%7B%28%40ALL%5Bt%22487701%22%5D%29%7D&tab_selection=all&typeRecherche=date), la prise en compte des enjeux de préservation des espèces en cause, ou encore sa « sensibilité » pour porter cette appréciation.

C’est assez logique, car le risque d’atteinte à une espèce est difficilement séparable de la situation de l’espèce dans la zone d’implantation du projet.

CdV – Que se passe-t-il si les espèces protégées présentes sur le site ont évolué entre l’octroi de la dérogation et le début des travaux ?
X de L et CR – C’est une question délicate. Dans un premier temps, le juge a soumis la dérogation au régime du recours pour excès de pouvoir, ce qui l’a conduit à s’en tenir à la situation de droit et de fait, à la date de sa délivrance. L’incorporation de la dérogation dans l’autorisation environnementale a conduit ensuite le juge à faire évoluer son approche.

En effet, l’autorisation environnementale est, pour sa part, soumise à un recours de plein contentieux qui oblige le juge à prendre en compte la situation à la date à laquelle il statue, et donc à tenir compte d’une éventuelle évolution de la situation des espèces, depuis la délivrance de l’autorisation. C’est donc tout naturellement qu’il a mis en œuvre ces pouvoirs pour la dérogation.

Preuve en est, par une décision récente mentionnée dans les tables du recueil Lebon, la Cour suprême a posé le principe que les dispositions régissant l’autorisation environnementale et la dérogation espèces protégées « imposent, à tout moment, la délivrance d’une dérogation à la destruction ou à la perturbation d’espèces protégées dès lors que l’activité, l’installation, l’ouvrage ou les travaux faisant l’objet d’une autorisation environnementale ou d’une autorisation en tenant lieu comportent un risque suffisamment caractérisé pour ces espèces, peu important la circonstance que l’autorisation présente un caractère définitif ou que le risque en cause ne résulte pas d’une modification de cette autorisation » (Conseil d’État, 8 juillet 2024, LPO, n° 471174 https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000049919309).

Cela signifie que le porteur de projet doit à tout moment, et en particulier avant d’engager les travaux, se réinterroger sur le respect de la législation de préservation des espèces protégées.

CdV – Quelle articulation entre la police « ICPE » et la police des « espèces protégées » ? 
X de L et CR – Il s’agit d’articuler deux polices administrative spéciales, mais dont l’une a une vocation environnementale générale incluant la protection de la nature (police « ICPE »), et l’autre, une vocation centrée sur la préservation des espèces (police « espèces protégées »).

Par une décision du 31 mai 2021 (Société Castorama, n° 434542), le Conseil d’État a affirmé le caractère prééminent de la police espèces protégées, en précisant que la délivrance d’une dérogation ne fait pas obstacle à la mise en œuvre du volet naturaliste de la police ICPE, mais que cette dernière ne peut conduire qu’à assortir l’autorisation d’exploiter de « prescriptions additionnelles » relatives à la protection des espèces ou de leurs habitats : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000043574587.

Par une récente décision du 6 novembre 2024, le Conseil d’État est venu préciser ces questions abordées dans le cadre de l’autorisation environnementale : https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2024-11-06/471372.

Il juge tout d’abord que, dans un cas où le projet n’a pas fait l’objet d’une dérogation, le juge peut annuler l’autorisation sans permettre sa régularisation, eu égard aux atteintes que le projet porte à la conservation des espèces et aux possibilités de les éviter, réduire ou compenser. Il juge ensuite que cette appréciation du caractère régularisable peut se faire au vu de la seule police ICPE, sans passer par la question de savoir si la dérogation pouvait légalement être obtenue.

En réalité, cette solution est en trompe-l’œil car le Conseil d’État apprécie les atteintes aux intérêts protégés par la police ICPE en se référant aux conditions d’obtention de la dérogation, et en particulier à l’intensité des atteintes et à l’état de conservation des espèces. Elle introduit, cependant, un peu de confusion, car il serait tout de même plus simple d’examiner en premier lieu si le projet aurait pu légalement bénéficier d’une dérogation.

CdV – La dérogation « espèces protégées » a-t-elle livré tous ses secrets ? 
X de L et CR – Loin de là ! On attend avec impatience des précisions quant à la mise en œuvre de la jurisprudence « Association Sud-Artois » sur la nécessité d’une dérogation. Le juge va les livrer au fil des contentieux, mais l’administration pourrait également intervenir, en précisant sa doctrine sur le sujet.

D’un point de vue opérationnel, le respect de la législation « espèces protégées » peut s’avérer compliqué lorsque le projet n’est pas soumis à évaluation environnementale, et donc à étude d’impact. Son respect ne relève alors que de l’initiative du maître d’ouvrage, sans contrôle administratif préalable, mais sous peine du risque pénal.

En effet, en cas de violation des interdictions prévues par le législateur de porter atteinte à la conservation des espèces protégées, des sanctions pénales peuvent être encourues, telles que trois ans d’emprisonnement et 150 000 € d’amende (article L. 415-3 du code de l’environnement). Les opérateurs doivent donc être vigilants.

On ne peut que leur recommander de réaliser les diagnostics nécessaires, le cas échéant (selon les caractéristiques du terrain d’assiette, notamment), dès la conception du projet afin d’être à même de prendre les mesures d’évitement et de réduction nécessaires pour que le risque d’atteinte aux espèces protégées ne soit pas suffisamment caractérisé.

D’autres articles, publiés par Cadre de Ville, peuvent vous intéresser :

La géographie des territoires les plus désirables à la vente et à la location

Formalités exigées pour qu’une délibération instituant un droit de préemption urbain soit exécutoire

Par Cadre de Ville
Top